« On m’a dit « il faut résister »…/ J’ai dit « oui » presque sans y penser »
Extrait de l’opérette « Le Verfügbar aux enfers », écrite par Germaine Tillion en déportation

Si je me suis attelée à vous parler de femmes, connues ou inconnues, oubliées ou méconnues, c’est parce que certaines m’ont inspirée, m’ont façonnée. Germaine Tillion fait partie de mon choeur de femmes. De celles dont la vie m’a frappée de plein fouet, adolescente. L’été après le bac, par le biais d’un livre choisi au hasard, Germaine Tillion est entrée dans ma vie de jeune adulte et j’ai ensuite voulu tout savoir. Qui étaient ces fous courageux du réseau du Musée de l’Homme? Qui étaient ces savants qui avaient décidé d’agir, bien avant les autres, contre l’Allemagne nazie? Qui étaient ces ethnologues, anthropologues, linguistes, bibliothécaires? Germaine Tillion, Boris Vildé dont la vie avant la résistance était déjà aventureuse, Agnès Humbert, Anatole Lewitsky, Yvonne Oddon, Paul Hauet et tous les autres.
Comment pouvait-on, me disais-je, pouvoir à ce point intellectualiser le monde qui nous entoure, pour être capable de rédiger dans le camp de Ravensbrück la toute première étude d’un camp de déportation? Germaine Tillion avait réussi à se détacher d’elle-même pour analyser et comprendre le fonctionnement d’un camp de déportation. De cette analyse paraitra « Ravensbrück », tout simplement, publié en 1946, soit au lendemain immédiat de la guerre.
Mais de qui et de qui est-il question dans cet article? Reprenons depuis le début !
Une étudiante assidue
Germaine Tillion est issue d’une famille d’une bourgeoisie cultivée et intellectuelle : son père est magistrat mais aussi passionné d’archéologie, de musique, de langues anciennes, de culture. Avec son épouse, Emilie, ils contribuent aux Guides Bleus. Après la mort de son mari, Emilie Tillion continuera à rédiger pour les guides touristiques qui se veulent pointus, tournés vers la culture et l’histoire d’un pays. Quand on sait que Germaine Tillion deviendra ethnologue, on peut se demander si le travail de ses parents au sein des Guides Bleus n’a pas joué un rôle fondateur dans l’intérêt pour l’autre.
La jeune Germaine Tillion est brillante. Elle étudie l’archéologie, l’égyptologie, la préhistoire, l’histoire des religions, le folklore, la psychologie et l’ethnologie. Elle apprend aussi l’allemand – détail non moins nécessaire pour la suite de sa vie – et fera un séjour linguistique en Prusse-Orientale, à Königsberg (aujourd’hui Kaliningrad, enclave russe sur la mer Baltique). C’est sa première rencontre, dans l’entre-deux-guerres, avec le nazisme rampant mais déjà triomphant. Une fois engagée dans la Résistance, elle se souviendra de ce séjour de 1932.
Elle deviendra ethnologue, c’est décidé. Elle se spécialise pour l’islam et, plus spécifiquement, l’Algérie. Une mission dans l’Aurès la convainc et à sont retour en 1935, elle entame sa thèse de doctorat sous la direction du célèbre ethnologue Marcel Mauss.
Et puis, la guerre
« Le pourquoi de l’acte demeure mystérieux : on ne choisit guère, presque tous nos actes sont « pré-choisis ». Ce qui est sûr, c’est la détermination, le coup de volant que l’acte inflige à l’orientation d’une vie : après ce choix – où nous avons eu si peu notre part – nous sommes différents. »
Germaine Tillion, Fragments de vie, Paris, Editions du Seuil, 2009, p. 127
Le Réseau du Musée de l’Homme est fascinant pour plusieurs raison. Déjà c’est le premier ou l’un des premiers. C’est un réseau qui s’exprime dès les tout débuts de l’occupation de la France par l’Allemagne et de la défaite. D’après Germaine Tillion elle-même, il y eut d’abord des ethnologues puis, peu à peu, le réseau s’agrandît, touchant toutes les catégories socio-économiques de la population. Le réseau du Musée de l’Homme est une suite d’organisations créées directement au lendemain de l’armistice : l’UNC qui fait passer des renseignements aux Alliés sous couvert d’aider les prisonniers de guerre ; plusieurs groupes fédérés par un ancien colonel ainsi que le groupe créé par trois employés du Musée de l’Homme, Boris Vildé, Anatole Lewitsky et Yvonne Oddon (spoiler, ils seront ou fusillés ou déportés).
Leur chef, Paul Hauet, est déporté et n’en reviendra pas. Germain Tillion reprend les rênes de l’organisation. Mais un traitre, l’abbé Robert Alesch, les trahira tous (il finira lui-même fusillé en 1949). Le 13 août 1942, Germaine Tillion est arrêtée Gare de Lyon, puis ce sera sa mère qui oeuvrait également au sein du réseau. Bientôt, tout ce qui restait du réseau tombe. Le 13 octobre 1942, après plusieurs mois passés à la prison de la Santé, Germaine Tillion est déportée à Ravensbrück; le camp des femmes, sous le régime NN (Nacht und Nebel, en français : nuit et brouillard) ce qui signifie qu’ils sont condamnés à disparaitre sans laisser de traces.
Le Verfügbar aux Enfers
Germaine Tillion sera « Kouri » pour ses camarades déportées, le matricule 24588 pour l’administration du camp et elle fera tout pour protéger sa mère, Emilie, âgée et malade, laquelle, pour sa plus grande horreur, a également été déportée. Ravensbrück, c’est le camp des femmes, un enfer où l’hiver les températures avoisinent les -40°C. Ravensbrück, ce sera le prochain terrain d’analyse de Germaine Tillion. Déportée, violentée, humiliée, vouée à l’enfer, l’ethnologue analyse pourtant. Elle étudie les nazis et le système concentrationnaire. Elle reviendra du camp avec des notes et publiera en 1946 « Ravensbrück ». Elle écrit aussi, soutenue par ses camarades déportées, une opérette : « La Verfügbar aux Enfers ». (Verfügbar, c’est un déporté sans tâche précise, donc le rebut absolu du camp). Germaine Tillion restera 17 mois détenue à Ravensbrück. Elle y perdra sa mère, gazée le 2 mars 1944.
« …mon amie Anise vint, par la fenêtre, prévenir Grete en allemand : pendant l’appel, maman avait été emmenée ».
Germaine Tillion, Fragments de vie, Paris, Editions du Seuil, 2009, p. 217
Il y eut tellement de morts à Ravensbrück qu’il est difficile d’en estimer le nombre exact. Toutefois, on estime entre 30 000 à 90 000 morts exterminés ou d’épuisement ou de maladie au sein du camp. Germaine Tillion survivra. Elle le dira plus tard, c’est au nom de la chance, de la colère mais aussi de la solidarité entre femmes qu’elles avaient réussi à mettre en place mais, également, grâce à son étude du camp et du système qui lui permit de prendre le recul nécessaire pour survivre. Germaine Tillion s’était promis de témoigner.
Le retour à la vie
» Puis, un jour vient où la mort s’efface, se dilue dans la pénombre du coeur. Et alors, tout de suite, sans transition, on veut être heureux. Et comme on a raison ! »
Germaine Tillion, Fragments de vie, Paris, Editions du Seuil, 2009, p. 137
Germaine Tillion fera, par la suite, de sa vie, un engagement total. Elle reprendra son travail d’ethnologue et renouera avec sa passion pour l’Algérie. Elle tente d’empêcher, à son niveau, l’emballement de la guerre d’Algérie.
Le 27 mai 2015, elle entre, aux côtés d’une autre femme elle aussi déportée à Ravensbrück, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, au Panthéon.
Toute sa vie, elle continuera de témoigner. Témoigner contre ce qu’elle appelle le « mal », demandant à tous un devoir de vigilance absolu face au caractère ordinaire de ceux qui font le mal.
« Maintenant, ils étaient là et je les regardais. (…) Ils étaient là, bien habillés, bien peignés, bien savonnés : corrects. Un dentiste, des médecins, un ancien imprimeur, des infirmières, quelques employés moyens. Pas de casiers judiciaires, études normales, enfances normales…
Des gens ordinaires. »
Germaine Tillion, Fragments de vie, Paris, Editions du Seuil, 2009, p. 260
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