Elles aussi 

L'histoire s'est aussi écrite au féminin.


Anita Berber (1899-1928). Danser pour vivre, danser pour mourir

Berlin, épicentre d’une époque

« Lorsque cette femme danse ses danses du vice, de l’effroi et de la folie, elle se danse elle-même. Ce n’est pas de la fantaisie, mais son propre être intérieur qu’elle met à nu devant les spectateurs. Elle fascine par le rythme de ses mouvements, par la souplesse de panthère de son beau corps classique, et, selon la disposition spirituelle du spectateur, provoque l’admiration ou l’exaspération. »

[Albert Gessmann, époux de Leonie von Puttkamer. Archives du tribunal de Vienne]

La vie d’Anita Berber s’inscrit dans une époque et un lieu que j’aime particulièrement : l’entre-deux-guerres à Berlin. En histoire, c’est ma spécialité, c’était le décor de ma thèse. Berlin dans l’entre-deux-guerres. Il y a tellement à dire, il s’est tellement passé de choses dans ce laps de temps pourtant si court.

Berlin dans l’entre-deux-guerres, c’est une histoire de violence et d’espoir. Une guerre civile, des morts, du sang, des assassinats, ceux qui s’appelaient les spartakistes et les « Freikorps », nostalgiques du front et éminemment nationalistes. Des camps qui s’affrontaient pour construire cette nouvelle Allemagne sur les ruines d’un Empire à la durée de vie éclair mais quand même à l’origine de deux guerres et un génocide.

Des spartakistes combattant dans les rues de Berlin

Berlin dans l’entre-deux-guerres, c’est aussi la vie comme une Formule 1 parce qu’il faut vivre, absolument et très vite. Ce sont les cabarets, l’alcool, la drogue, les danses, le cinéma muet (les studios de Babelsberg cartonnent et c’est alors l’âge d’or du cinéma allemand). Les femmes androgynes, les moeurs libérés, le cabinet du Docteur Magnus Hirschfeld (grand ami d’Anita Berber, d’ailleurs !) et son Institut de Sexologie. C’est l’homosexualité assumée et les téléphones sur les tables des restaurants.

L’institut de sexologie de Magnus Hirschfeld, Berlin-Tiergarten

Berlin dans l’entre-deux-guerres, c’est aussi, rappelons-le, la misère, la pauvreté, la haine et la vengeance pour la défaite humiliante de 1918, c’est la paix de Versailles qu’on ne digère pas. C’est, dans un sens, la montée du nazisme.

Anita Berber, emblème décadent et scandaleux de la liberté berlinoise

Née en 1899, à la toute toute fin du XIXème siècle, Anita Berber voit le jour dans une famille de musiciens et d’artiste. Son père est violoniste de l’orchestre municipal de Leipzig, sa mère est danseuse. Lorsque ses parents divorcent, sa mère monte travailler à Berlin, comme danseuse, dans le célèbre cabaret du Chat Noir, sur la Unter den Linden (les Champs-Élysées berlinois). La petite Anita vit alors chez sa grand-mère à Dresde.

Là-bas, elle est élève de gymnastique rythmique au sein de l’Institut d’Émile Jacques-Dalcroze1. Pendant la Première Guerre mondiale, elle monte, elle aussi, à Berlin. Dans la capitale impériale, elle suit des cours de danse, ceux de Rita Sacchetto, notamment mais aussi des cours de théâtre. Elle danse, elle « performe », elle devient actrice de cinéma muet (notamment sous la direction de Fritz Lang !), Anita Barber n’a pas vingt ans mais elle a trouvé sa voie. Elle sera danseuse, elle sera célèbre. Elle sera Anita, la scandaleuse.

Anita Berber peinte par Otto Dix, « Portrait d’Anita Berber », 1925

En 1923, elle a 24 ans. Elle a déjà été mariée, elle a déjà divorcé. Son premier mari avait un nom convenable, il était riche et scénariste et il était fou d’elle : Eberhard von Nathusius. Mais Anita Berber aime les femmes et elle s’exhibe avec Susi Wanowski. Personnage du Berlin underground, elle est notamment connue pour tenir un cabaret réservé aux femmes qui a pour nom « La Garçonne ». Susi lui ouvre les portes de ce Berlin un peu fou et terriblement libre de l’entre-deux-guerres. C’est l’époque des scandales et des succès. Anita sort nue sous un manteau de fourrure, elle se drogue, elle boit plus que de raisons.

« Lorsqu’ Anita descendait de voiture sur le Kurfürstendamm […], un monocle sur l’oeil, le visage maquillé sous ses cheveux rouges, les passants s’arrêtaient et formaient une allée jusqu’au café où elle se rendait pour boire un cognac. »

[Leo Tania, Der Tanz ins Dunkel, Berlin, 1929, p. 121]

Danser jusqu’à la mort

Anita danse. Nue, épuisée, elle termine ivre de fatigue sur scène. Mais la drogue et l’alcool la rattrapent, la poursuivent et la font traverser les nuits berlinoises, se dédaignant du scandale. Elle quitte Susi et part avec un partenaire de danse, le poète homosexuel Sebastian Droste. Tous deux, ils créent des spectacles qui se veulent transgressifs, nouveaux et choquant.

« Nous dansons la mort, la maladie, la grossesse, la syphillis, la folie, la famine, le handicap et personne ne nous prend au sérieux »

[Anita Berber au journaliste Fred Hildenbrand pour le « Berliner Tageblatt »]

La vie d’Anita, déjà hors norme, perd alors toute mesure. Le spectacle qu’ils montent en 1922 porte le nom évocateur de « Danses de la dépravation, de l’horreur et de l’extase » dont deux numéros sont tout simplement nommés « Morphine » et « Cocaïne« . Sebastian et Anita sont à Vienne. Sebastian est emprisonné pour avoir falsifié des documents. Il est libéré grâce à Anita. La tournée de leur spectacle se poursuit, c’est un succès. Autriche, Suisse, Italie, Yougoslavie. Mais, nouveau scandale. Sebastian Droste fuit pour New York en emportant avec lui les bijoux et les objets valeurs de sa femme.

Scène de « Danse de la dépravation, de l’horreur et de l’extase » , photographie de Madame d’Ora, célèbre photographe autrichienne

Alors, Anita rentre à Berlin et se marie. Un danseur américain et fils de pasteur (le combo explosif), Henri Chatin-Hoffman. Oui mais voilà. Les excès, c’est fini. Le scandale n’est plus à la mode à la toute fin des années 1920 en Allemagne. La République de Weimar veut être respectable. Après tout, l’Allemagne vient d’entrer à la Société des Nations (le Saint-Graal de la politique étrangère allemande de l’époque). Dans un futur très proche, le pays sera plongé dans une catastrophe économique (les fameuses brouettes pleines de Marks) et, consécutivement, la montée fracassante du nazisme.

Anita Berber n’est plus à la mode. On ne la regarde plus passer nue et en manteau de fourrure, sa broche pleine de cocaïne prête à être dégainer. Les femmes allemandes se doivent d’être blondes, sportives, athlétiques, en bonne santé. Tout ce qu’Anita n’est pas, en somme.

Interdits de scène en Europe, le couple part se produire en Grèce et au Proche-Orient. Oui, mais voilà, le voyage se termine à Beyrouth alors qu’Anita tombe gravement malade. La tuberculose. Ajoutez à cela une vie d’excès et la situation prend des allures d’Apocalypse. Revenue en Allemagne, Anita Berber meurt à Berlin, le 10 novembre 1928. Elle avait 29 ans.

Scandale, excès, certes. Mais la vie d’Anita est aussi celle d’une danseuse moderne, d’une créatrice hors du commun. On raconte que quelques heures avant sa mort, Anita Berber aurait demandé un miroir. Elle se serait maquillée et coiffée avant de s’exclamer doucement : « Le type [« la faucheuse » est masculin en allemand] doit me trouver belle ».

Alors que la presse fait sa une de la mort d’Anita, l’Allemagne tourne le dos à ces années de folies. C’est la fin d’un monde. La fin d’une Allemagne prise d’une fureur de vivre, cette fureur que Berlin a incarné pendant quelques années si courtes et si longues à la fois. Bientôt, il ne sera plus question d’être Anita Berber dans la nouvelle Allemagne.

  1. Émile Jacques-Dalcroze (1865-1950), musicien suisse, compositeur et pédagogue de la rythmique Jacques-Dalcroze est bassée, en deux mots, sur la musicalité du mouvement. Rencontre un grand succès à l’international dans l’entre-deux-guerres. ↩︎


Une réponse à « Anita Berber (1899-1928). Danser pour vivre, danser pour mourir »

  1. Passionnant!

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